Le Fils du matador

Publié le par Jeanne Ulet

La course portugaise, la vraie !

La course portugaise, la vraie !

Je l'avais promis, la voilà ! Le Fils du matador n'étant pas dans la liste des nouvelles finalistes du Prix Hemingway 2016, je récupère mes droits dessus (c'est généreux tout de même), et je peux vous la présenter maintenant.
Et puisqu'on parle de droit, instant juridique pour les autres écrivains qui me lisent : A compter du moment où vous publiez votre oeuvre (la garder enfermée dans votre tiroir change un peu les droits dessus), vous êtes titulaires des droits économiques reliés au droit d'auteur (en gros vous pouvez interdire les copies et vous faire des sous avec) jusqu'à 70 ans après votre mort. En revanche, les droits moraux attachés au droit d'auteur (la reconnaissance de l'auteur, la publication sous votre nom, etc.) est éternelle. Qui sait, on pourrait se souvenir de vous dans trois-cent ans !

...Assez discuté. Maintenant, pour vous, ici et maintenant...Le Fils du matador !

 

14 Août 1969 – Nîmes

Tu gis les yeux perdus,

Livide et pitoyable,

Le corps à demi-nu

Recouvert d’un drap blanc.

Il expirait. Un râle bestial. Sa respiration se faisait erratique, et il ne pouvait rien faire. Il restait là, impuissant, se contentant de lui tenir la main, seule témoin du départ de son frère.

Tu ne reverras plus

Les courses enivrantes

Sous un soleil de plomb

A te crever les yeux.

Tiago tremblait maintenant. La chaleur était pourtant étouffante, reflet du soleil sur les vitres transformait la chambre en sauna. Mais il tremblait, et après le froid vient la mort.

La bête a eu raison

De ta fière prestance

Elle a ruiné ton nom

Elle a sali ta vie.

Aznavour n’avait jamais été aussi plein de vérités.

Personne ne s’occupait d’eux. Le père avait trop honte. La mère était morte.

Ils échangèrent un regard. Les rôles étaient inversés maintenant. L’aîné avait toujours été l’homme fort. Celui qui reprendrait le flambeau, l’héritier du grand matador que fut leur père. Lui était négligeable à côté. Faible. C’était toujours Tiago, Tiago qui s’entraînait, Tiago qui était félicité, Tiago qu’on admirait. Lui restait dans l’ombre et disait « oui » ou « non » lorsqu’on le lui demandait.

Ta merveilleuse allure

Et ta folle arrogance

Sont tombée dans la sciure

Et le sable rougi

Il resserra son emprise. Le héros de la famille allait partir, alors que le faible restait dans le monde des grands.

Leur famille avait changé après la mort de leur mère. Le père n’avait jamais été très affectueux, il en était devenu froid. Il avait placé tous ses espoirs dans l’aîné des fils, au point d’en oublier le cadet. Le cadet. Lui, Amaro.

On enterra Tiago dans le caveau de famille. Personne ne vint. Personne d’autre qu’Amaro. Il se tenait au bord du gouffre de la tombe, mal rasé, la chemise froissée. Il n’y avait qu’un vieux prêtre pour bénir, le père n’avait pas donné signe de vie. Il n’avait pas répondu quand l’hôpital avait appelé.

Tiago n’était pas mort sur la piste. Le taureau l’avait renversé lors de la corrida, mais la blessure s’était infectée. Il ne serait jamais compté comme victime du jeu, mais le taureau avait gagné.

Il avait quitté le cimetière et repris le chemin de la maison. Tout lui rappelait son frère. Leurs parents étaient portugais. Les deux frères étaient nés à Lisbonne. La famille avait traversé l’Espagne pour fuir le régime de Salazar, et s’était installée dans le sud de la France. Amaro avait un an. Presque mourant, il avait passé plusieurs mois à l’hôpital. Fragile depuis sa naissance.

Il avait grandi en France sans jamais revoir le pays. C’était Tiago qui voyageait. Il partait concourir, s’absentait parfois pendant des mois avec le père pour descendre dans l’arène. Après la mort de leur mère, Amaro restait chez une voisine. Il n’avait jamais été proche de son frère. Et pourtant, c’était lui qui était resté jusqu’à la fin.

Tiago n’était pas à proprement parler un torero ; ils étaient à pied. Lui chevauchait dans la tourada.

Le village se profila rapidement ; le cimetière n’était pas loin. Quelques enfants jouaient dans la grand’ rue. Ils s’arrêtèrent, le ballon roulant sans attention, pour regarder avancer cet homme en costume noir malgré le soleil de cinq heures. Mal rasé, la chemise de travers, il ressemblait à un vagabond. Il avait veillé Tiago jusqu’au bout. Il fut surpris de voir quelques femmes sortir pour le voir passer. Ils étaient une caste de matadors. Sans personne pour prendre la suite, ils n’étaient plus rien.

Le père était assis dans la cuisine lorsqu’il entra. Pas un mot. Pas un regard. La cohabitation serait facile, pensa Amaro. Le père pouvait passer des jours sans dire un mot, et lui pouvait faire ce qu’il voulait. Il gagnait sa vie en sculptant le bois. Qu’il crée des plats ou des statues, décore des meubles ou le dessus d’une porte, la matière prenait vie sous ses doigts. Il vendait ses créations sur les marchés, et quelques menuisiers de Nîmes réclamaient ses services pour des commandes spéciales. Il survivait.

- Il est enterré avec Maman.

Pas de réponse. Amaro se demanda même pourquoi il se donnait la peine d’essayer. Tiago mort, il ne pouvait plus affronter le taureau dans l’arène. Le père avait toujours voulu avoir un maître dans la famille. Lui-même n’avait jamais été un grand matador. Tiago avait été sa revanche.

Car la gloire est frivole

Et quand on la croit nôtre

Elle s’offre à un autre

Et il ne reste rien[1].

 

18 Septembre 1969

- Aujourd’hui tu viens avec moi.

Amaro leva des yeux surpris de son bol de café. Le père n’avait pas dû lui adresser plus de trois phrases en un mois. Il grognait vaguement dans les bons jours et avait pris une fois des nouvelles de son engagement militaire. Amaro lui avait rappelé qu’il était réformé.

- J’ai des livraisons.

- Ça peut attendre.

Personne ne disait non au père.

Ils attendirent le bus en silence. Ce n’était pas la ligne qu’il prenait d’habitude. Une fois à bord, il valida son ticket et s’assit.

- Où on va ?

Le père regardait par la fenêtre et ne répondit pas. Amaro soupira. Dehors, les arbres succédaient aux maisons. Il ne reconnaissait rien qui lui indique leur destination. La ligne, pour ce qu’il en savait, n’allait que dans les villages voisins.

Dix minutes plus tard, le père se leva. Amaro suivit. Ils descendirent devant un chemin qui s’enfonçait derrière des buissons. Le père avançait tranquillement. Ils passèrent une grille en fer forgé. Le chemin se prolongeait, jusqu’à finalement atteindre un grand bâtiment. Des prés entouraient la maison. Il y avait un manège et un enclos où paissaient quelques vaches.

Des vaches…ou des taureaux ?

Il connaissait. Il était déjà venu.

- L’école de tauromachie ?

- Les Resende sont matadors depuis trois siècles.

Le vieux se dirigea vers la grange. Amaro le suivit. Il savait que ce qu’il faisait était mal. Il avait toujours était faible ; on lui avait diagnostiqué une cardiomyopathie lorsqu’il avait dix ans. Ça lui avait permis d’être dispensé de sport à l’école.

- Faut que tu prennes du muscle.

Dans la grange, une rangée de casiers. Le père en ouvrit un, il avait la clé, et en sortit un habit reconnaissable entre mille. L’habit andalou.

C’était ce que Tiago portait dans son cercueil.

- Faudra que tu rentres dedans.

Il comprenait maintenant. Oui, il faudrait. Le pater familias était encore tout puissant.

Le père remit le costume dans le casier, bien protégé dans sa housse. Il lui lança ensuite un t-shirt et un pantalon, posés juste au-dessus.

- T’as le vestiaire au fond.

Amaro savait que ce qu’il faisait était mal, mais il se dirigea vers l’endroit indiqué.

Il flottait dans les vêtements de Tiago. Il se sentait ridicule. La seule chose qui lui aille parfaitement était les chaussures. Le père pensait-il vraiment faire de lui un matador ? L’entraînement commençait très tôt, les enfants ne savaient même pas parler correctement que certains piquaient déjà. Lui avait vingt-et-un ans. Renvoyé depuis onze. C’était trop tard.

Mais il n’avait jamais rien fait avec son père.

Quand il revint, le père avait sellé la jument favorite de Tiago. Le taureau l’avait épargnée. Elle était habituée à l’arène et avait coûté cher. Tiago n’avait été encorné qu’en se penchant un peu trop pour essayer de piquer. Ça impressionnait.

Il s’était brûlé à force de trop jouer avec le feu.

- Tu sais monter ?

Il savait. Un peu. On lui avait appris à l’école de tauromachie avant son renvoi.

C’était comme le vélo. Ça ne s’oubliait pas. Amaro fut un instant déstabilisé par la hauteur de la bête. C’était différent de ses souvenirs.

- Fais-la galoper.

Il galopa. Et il tomba.

Le vieux ne lui demanda pas comment il allait.

- Remonte.

Il remonta. Il lui fallut du temps pour s’habituer aux larges foulées. Une fois qu’il tint correctement en selle, le père lui tendit une longue perche de bois se terminant en harpon. Une banderille.

Il lui indiqua une pile de bottes de paille au centre du manège. Leur hauteur valait celle d’un taureau.

- Pique.

Et il piqua.

Le même manège se répéta le jour suivant. Et celui d’après. Et celui qui suivit encore. Le menuisier attendait toujours sa livraison. Amaro dut se lever un matin, très tôt, pour aller déposer les portes sculptées. Il n’expliqua pas la raison de son retard et refusa la commande suivante.

Cela dura des mois. La mémoire lui revint. Le froid tomba, Noël passa, et le jeu continuait. Le père restait sur des bottes de paille. Différentes hauteurs. Différentes banderilles. Toujours plus près. Soigner le geste.

Il ne pouvait sculpter que le dimanche. Le père n’avait pas de travail. Avant, c’était Tiago qui faisait vivre la maison. Amaro lui succédait encore.

Il piqua le jour de Noël. Il piqua à la Saint-Sylvestre. Le jour du Nouvel An, pour étrennes, le plaça face à un veau.

Il le tua.

Le père l’emmena dans les élevages de novillos. Il manqua plusieurs fois de subit le sort de Tiago. Et lorsque ce n’était pas cela, il manquait de grâce.

Il s’améliorait. Le père entendait parler son sang. Il ne voyait pas son fils perdre le souffle. Il n’était pas là lorsqu’Amaro avait perdu connaissance dans le vestiaire. Il ne se réveillait pas à cause des douleurs dans la poitrine. Le traitement n’aidait pas beaucoup. Amaro aurait dû retourner chez le médecin pour en avoir un autre. Mais il toréait à la place.

Il piqua son premier novillo en avril. Ce que les enfants mettaient des années à acquérir, il l’avait fait en quelques mois. Ses jambes se couvraient d’œdèmes, il était tellement fatigué que ses mains tremblaient lorsqu’il maniait la gouge. C’était le prix de tenir la banderille.

Le spectacle de la bête agonisante lui arracha le cœur. Il avait toujours été sensible. Tiago était-il aussi dégoûté que lui lorsqu’il toréait ? C’était peu probable. Il ne tuait pas.

Et puis un jour, il le lui annonça.

C’était au milieu du mois de juin. C’était un dimanche. Le père avait disparu dès l’aube. La temporada était ouverte, et son loisir favori était de mandater les maestros de passage auprès de son fils-élève. Il connaissait du monde.

Dans la soupente, Amaro mettait la dernière main à un tableau. C’était pour un boulanger. Sa réputation commençait à se faire dans la région. C’était autant de commandes qu’il devait refuser.

Le tableau représentait des gerbes de blé, des sacs de farine, et des pains. Amaro avait soigné son travail. Il aurait pu faire mieux, mais c’était tout ce qu’il était capable de faire dans son état actuel. Si seulement ses mains ne tremblaient pas autant…

Le père était entré dans la soupente. Cela suffit pour qu’Amaro arrête son travail. Le vieux ne venait que très rarement. Il rangeait quelques bouteilles dans l’atelier, et chacun de ses passages se soldait d’un reniflement méprisant.

- Garde ton mois d’août.

Il ne parlait jamais d’habitude.

- Pourquoi ?

- On va à Bayonne.

La gouge glissa. Le trait qu’elle laissa dans le bois était irréparable. Il allait devoir changer son motif pour cacher la faute.

Aller à Bayonne était anodin pour n’importe qui. N’importe qui sauf lui. N’importe qui sauf le père.

A Bayonne, au mois d’août, se jouaient les corridas. Dont la corrida de rejón. Celle qu’Amaro apprenait.

- J’ai pas fait le noviciat.

- Tu te débrouilles assez pour descendre. T’auras l’alternative l’an prochain.

Le père avait toujours eu des contacts dans le milieu. Il avait été plus propre pour Tiago. Son frère était resté novillero trois ans, il avait reçu trente-deux oreilles avant son alternative à Lisbonne.

Pour Amaro, le temps manquait. Les novilleros commençaient à l’adolescence.

Un an de noviciat était trop peu. Il se ferait tuer avant de recevoir sa première oreille.

- J’ai pas de mozo.

- T’occupe pas de ça.

Il sortit. Amaro répara l’image et posa la gouge. La douleur lancinante de sa poitrine revenait, mais ce n’était pas la maladie.

Certains aimaient tuer pour le spectacle. Les grands matadors ne voyaient plus dans l’arène que l’art du geste. Ils ne comprenaient pas la peur de la bête.

Le jour où il avait compris, il avait cessé de regretter l’école de tauromachie. Sa mère aurait été fière de lui, elle n’avait jamais aimé les arènes. Mais elle était déjà morte, et il ne l’avait dit à personne.

Le père était fier de lui. Leur famille avait compté de grands maestros et il entendait parler leur sang lorsqu’Amaro toréait. Il ne soupçonnait pas le dégoût lorsqu’il piquait. Il ignorait que lorsqu’Amaro soignait le geste, c’était pour oublier qu’il blessait un innocent.

Sa poitrine s’était mise à le brûler. Il suffoquait la nuit. Il rêvait d’arène, de sang et de meurtre. Tiago était sans peur. Il s’était cru plus fort que la bête. Ça l’avait mené au cimetière.

Il croyait voir sa vie défiler lorsqu’il affrontait le taureau. Qui était le plus serein ? La bête cherchait à défendre sa vie. Amaro portait la fierté de son père et le sang de plusieurs siècles de matadors.

Les journalistes apparurent à la fin du mois de juillet. Le père connaissait chacun d’eux et répondait aux questions. Il parlait fierté, succession. Honneur. Il parlait plus que son fils et les louanges coulaient à flot. Amaro avait ravalé son dégoût.

Il était devenu spectateur de sa propre carrière.

Un jour, le père avait commencé les paquets. Amaro l’avait déjà vu faire. C’était le même spectacle à chaque printemps. Préparer les habits, préparer les bêtes. Les préliminaires au départ pour l’arène.

Amaro s’était contenté de ranger son atelier. La maison allait être fermée durant plusieurs mois, et s’il connaissait le succès, la sculpture serait oubliée.

Et vint le dernier soir. Le père était parti se coucher tôt. Amaro restait allongé les yeux ouverts. Il avait toujours mal. Ce n’était pas sa maladie pour une fois. Ce n’était pas la peur non plus.

C’était le dégoût.

Dégoût de lui-même. Dégoût du meurtre de la bête. Dégoût du plaisir que certains en tiraient.

Il se mordit la lèvre si fort qu’il en sentit le goût du sang. Ce sang qu’il voyait couler quand il piquait le taureau. Le sang qui divertissait les spectateurs. Le sang de Tiago. Le meurtre des anciens jeux du cirque.

Trop de sang.

Il se leva. Il n’alluma pas la lumière – que répondre si le père se réveillait ? A tâtons, il trouva un vieux sac abandonné dans le placard. Un pantalon, quelque sous-vêtements, un peigne et une brosse à dents.

Il ne se retourna pas.

 

28 août 1970

Il tira une bouffée. L’immense terrain était saturé. Des jeunes gens, souvent de son âge, se pressaient de tous les côtés. Ils portaient des jeans larges et des chemises à fleurs. Des cheveux longs.

Chicago allait bientôt jouer. C’était le festival de l’île de Wight.

Il avait longtemps marché en quittant la maison. A quatre heures du matin, il avait suivi la route de Nîmes. Il n’avait pas laissé de mot.

Le père n’aurait pas compris. Amaro avait honte de ne pas avoir su reprendre le flambeau, mais il détestait tout autant s’être vendu à la volonté paternelle. Sa maladie avait empiré, il avait fait souffrir des bêtes et ce n’était même pas pour son propre plaisir.

Il avait sacrifié la sculpture. Il avait sacrifié sa santé et sa conscience ; le père avait pris cela comme un dû.

C’était à Nîmes qu’il avait rencontré Michelle. Elle avait une robe large, les cheveux longs, et elle sentait les fleurs. Lui ne voulait que monter dans le premier bus. C’était celui pour Calais.

Elle s’était installée à la place derrière la sienne. Il pouvait sentir son parfum. Au bout d’une heure, elle avait engagé la conversation. Amaro avait répondu. Elle avait dix-neuf ans et sortait du lycée. Elle rêvait de musique. Ses parents ne comprenaient pas, alors elle était partie. Quelques amis l’attendaient dans le Pas-de-Calais.

C’était la première fois qu’Amaro était aussi proche d’une fille.

Il n’eut pourtant pas de difficulté à lui parler. Il ne dit pas tout, bien sûr. Elle n’avait pas besoin de savoir qu’il était malade. Mais il lui parla du père. De Tiago. Des chevaux, de l’arène. De son dégoût quand il toréait. Michelle l’avait écouté en ouvrant de grands yeux. Lorsqu’elle avait compris qu’il venait de s’enfuir de chez lui, elle ne l’avait pas lâché.

A Calais, elle l’avait présenté à ses amis. La bande l’avait aussi appelé le torero. Ils n’avaient pas écouté quand il avait tenté de corriger l’erreur. Et puis comme ça sonnait un peu mieux, ils s’étaient mis à l’appeler matador.

Certains le méprisaient pour s’être donné à un acte aussi barbare. D’autres admiraient son courage de s’en être délivré.

Son cœur lui faisait toujours aussi mal.

Amaro suivait Michelle, et Michelle partait avec eux. De Calais, ils prirent le ferry pour Douvres. D’autres les rejoignirent. Ils étaient huit en montant dans le train ; quinze en descendant à Southampton. Et lorsque le bateau arriva pour les emmener à l’île de Wight, le groupe comptait vingt-deux personnes.

C’était la première fois qu’Amaro quittait la France.

Ils croisèrent un groupe de Portugais. Ils venaient de Lisbonne. Amaro n’avait jamais parlé sa langue maternelle en dehors du cercle familial. Il s’y obligea, mais l’expérience lui déplut. Les autres ne dirent rien sur son nouveau nom de Matador, mais cela lui rappelait trop ce qu’il avait laissé là-bas.

Il regrettait. Ce n’était plus son cœur qui le gardait éveillé la nuit. Il pensait à son vieux. Et si son départ l’avait tué ? Il n’avait jamais été un grand matador, alors son rêve avait été qu’un de ses fils en soit un. Quel fils rejetait la volonté d’un père ?

Puis il se souvenait du taureau. La charge. La frappe. Le sang. La mort.

Plus jamais.

Un soir, Michelle lui avait tendu un cigare à l’odeur âcre. Il l’avait déjà vue en fumer, mais il n’avait jamais essayé.

- Pour t’aider à dormir, dit-elle.

Il inspira une bouffée. La brume qui lui envahit l’esprit lui déplut d’abord. Il s’était habitué à toujours être sur ses gardes. Puis il prit une autre bouffée et, lentement, se laissa glisser.

Il était parfaitement reposé le lendemain. Ses souvenirs de la soirée étaient incertains. Tout ce qu’il savait était que, pour la première fois, il avait oublié l’arène et les taureaux. Alors il demanda à Michelle ce que c’était.

- De la marie-jeanne, répondit-elle.

Elle en prenait pour ouvrir son esprit. Lui fuma pour oublier.

Il s’était retrouvé là par hasard. Il ne connaissait pas la musique qu’on jouait, et le flower power n’avait longtemps été pour lui qu’un mot. Mais il était libre.

Libre ! Plus de corridas, plus de taureau, plus rien ! Il voyait tout ! Il pouvait enfin ouvrir son esprit. Et rien n’aurait été sans Michelle. La veille, ils étaient entrés dans un monde parallèle, un véritable empire des sens. L’insoupçonnable devenait réel.

Lui était debout dehors. Elle dormait encore. Il n’avait pas remis sa chemise. Quelques filles jetaient des regards appréciateurs à ses muscles.

- Alors, le matador est devenu un homme ?

Amaro ne se souvenait pas du nom de celui qui lui avait parlé. Alors il l’ignora.

Il termina son joint.

- T’es un grand maintenant…

Le gars lui fourra un paquet dans les mains avant de s’éloigner. Deux petits buvards dans un sachet plastique.

De l’acide.

 

30 août 1970

La marie-jeanne ne faisait plus effet. Le dégoût était revenu.

Avec le regret.

Etait-il possible de résister aussi vite à un produit ? Il ne fumait plus pour oublier. L’herbe ne l’aidait plus à vivre, seulement à exister.

Il n’aurait pas dû fumer sans s’arrêter. Mais c’était si facile. Tout le monde avait de la marie-jeanne ici. S’il en cherchait, il n’avait qu’à faire les poches de n’importe qui. La corrida lui avait appris la délicatesse. Il se fournissait facilement sans avoir à payer.

Cela faisait un an que Tiago était mort. Un an et seize jours. Le vieux avait-il fait quelque chose ce jour-là ? Etait-il allé au cimetière ? Ç’aurait été la première fois…

Il n’y était jamais allé après la mort de leur mère.

Michelle passa devant lui sans un regard. Ils s’étaient disputés la veille. Amaro ne se souvenait même plus pourquoi. Elle lui en voulait.

Il n’était même pas amoureux d’elle.

- Matador…

Il tourna la tête de quelques centimètres.

- Non.

Encore eux. Des journalistes avaient découvert qu’un toréador était à Wight. Ils se fichaient de se tromper de mot. Ils se foutaient qu’il ait eu l’alternative ou non. Ce qu’ils voulaient, c’était qu’il parle. Aux Anglais, aux Américains, aux Français, peu importe. Qu’il dise que l’arène était mal. Que le taureau souffrait. Qu’il fallait arrêter la boucherie.

Il avait refusé parce que la marie-jeanne l’avait fait oublier. Revenu sur terre, il disait encore non par respect pour le père.

Il n’oubliait pas son dégoût de l’arène. Il n’aurait jamais été un grand matador. Mais il pensait au père. Au père, seul sans son rêve. Seul dans la maison vide. Abandonné par sa femme, laissé par ses fils. Survivant d’une époque passée.

C’était de sa faute. Il n’aurait jamais dû partir.

Au loin, Michelle entra dans une autre tente.

Son cœur lui fit mal. Sa maladie revenait.

Il aurait bien fumé, mais l’herbe n’était pas bonne et ne l’aidait plus assez.

Et puis il se souvint.

L’acide était toujours dans sa poche. Personne ne le regardait.

Le buvard fondit sur sa langue.

C’était bon.

Le ciel était orange. Ou vert. Puis violet. Toutes les portes s’ouvraient.

Il n’y avait pas une dimension, ou deux, mais mille ! Les nuages tournaient. Les cris du festival devenaient de la musique. C’était beau, c’était grand !

Pourquoi n’avait-il jamais vu le monde de cette façon ? Pourquoi personne ne le lui avait jamais montré plus tôt ?

C’était doux. Il ne tuait plus les bêtes, il n’y avait même plus de mort, juste une bulle chaude. Il flottait. Le nuage devint un chat. La bête poussa un cri d’oiseau, elle volait et il la suivit. Les arbres l’encourageaient.

Comme le monde était beau !

Il ne devait pas laisser partir les couleurs. Elles étaient rassurantes.

Le deuxième buvard fondit aussi vite que le premier.

Les couleurs s’amplifièrent encore. Elles tournaient, tournaient vite, et Amaro tournait avec elles. Le chat était devenu une souris géante. Une souris avec des ailes. Une chauve-souris ? A moins que ce ne soit lui, la chauve-souris…

Il tournait, tournait, tournait encore. Il nageait dans un bonheur sans fin. Le ciel était rouge maintenant. Son cœur battit plus vite. Rouge, rouge sang. Rouge muleta. Et les cris, et la terre, il comprenait ! Il comprenait enfin ! Le délire de la foule, les piques, les passes, il comprenait !

C’était ça ! Il l’avait !

Deux heures plus tard, quelqu’un passa enfin. On le toucha.

Il était froid.

 

...Voilà :) Honnêtement, vous en pensez quoi ? Je pense que ça aurait pu être mieux, mais je suis sortie de mon style habituel, et même si la nouvelle n'a rien gagné je suis contente d'avoir réussi à écrire un truc pareil :) Surtout quand on sait que l'appel à textes s'est ouvert en novembre, et qu'en fille bien organisée, j'ai écrit...en janvier. Bon, il faut dire que je ne connaissais pas l'existence du prix avant. Donc pour un texte rédigé en un mois, je suis assez contente.

Si vous êtes intéressés par le Prix Hemingway, il est organisé tous les ans sur le thème de la tauromachie par les Avocats du diable, dont vous trouverez le tumblr ici. Notez qu'ils ne sont pas de parti pris sur la corrida, c'est juste vu comme une question culturelle et une excuse pour donner un thème au concours.

Sur ce je vous laisse les amis, n'hésitez pas à commenter, et on se retrouve bientôt !

Bien à vous,

Jeanne Ulet

 

[1] Le toréador, musique, texte, et interprétation de Charles Aznavour, « Aznavour 1965 », 1965.

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