Acte II, Scène sixième : Soupir

Publié le par Jeanne Ulet

Acte II, Scène sixième : Soupir

« Le ballet est ignoble. C’est une exposition de filles à vendre. Elles ont les gestes et les basses petites minauderies de l’emploi, la fadeur voluptueuse et voulue. Il n’y a pas dix pour cent dans un ballet de beauté vraie. Tout est provocation comme sur un trottoir ; les jambes en maillot rose se montrent jusqu’aux hanches : l’attitude est celle des danseuses de corde, avec leurs vilaines pattes de grenouille moderne, avec leurs bras filamenteux d’araignée, avec leurs ronds de jambe qui sentent l’école du saltimbanque, elles s’imaginent représenter les nobles processions de la Grèce antique. » Taine

 

Même jour – 20 : 45

Au milieu des bouquets ressortait une gerbe de roses lavandes. Il y avait du lilas, des tournesols, des lys, des compositions, et même des roses rouges ! Mais Diana n’avait d’yeux que pour la soixantaine de roses d’une faible couleur violette.

Après la gerbe de la première, elle n’avait plus reçu que les soliflores habituels. Ils l’avaient suivie à Tokyo, à Liverpool, en Italie et en France. Pourtant, dès la première date à Montréal, Diana avait eu la surprise de découvrir dans sa loge de grandes gerbes. Le lendemain, à nouveau cinq roses. Puis encore soixante à New-York. L’admirateur avait continué ; parfois avec des cartes et parfois sans, il lui envoyait d’immenses bouquets.

Diana avait pris l’habitude de les déposer à un hôpital proche, ou dans les églises. Elle ne pouvait pas tout garder, et c’était d’une certaine façon mieux dans ce sens. Plus le temps passait, plus elle commençait à craindre cet admirateur zélé. Il ne signait jamais, mais ce ne pouvait être qu’un homme selon elle : jamais une femme ne se mettrait autant en frais. Ioann jurait ses grands dieux que ce n’était pas lui. Diana n’avait pas pu s’empêcher de vérifier en comparant l’écriture de son ex- à celle de la première carte, celle de Lausanne. Mais il n’avait pas menti.

Il était fort, très fort…et absolument effrayant. On pouvait lui envoyer des centaines de lettres, aucune n’était aussi insistante. Une partie du cerveau de Diana trouvait ces envois indéniablement romantiques. La raison répliquait aussitôt qu’il s’agissait surtout d’un anonyme la suivant à la trace, et s’il ne mettait jamais de roses rouges, rien ne l’empêcherait un jour de s’approcher.

 C’était une chance que son agent ne puisse pas porter plainte à sa place. Lorsque Diana lui avait parlé du retour des gerbes, elle avait sur-le-champ oublié le problème Meldornov et avait prononcé le mot « police ». Diana avait commencé par trouver l’idée ridicule, mais plus elle y songeait, moins elle en riait. Peut-être qu’il y avait vraiment quelque chose à faire…peut-être que celui qu’elle avait d’abord considéré comme un allié était dangereux. Elle tenterait sûrement de prévenir les autorités…en Russie.

La première partie était sur scène. Diana était déjà maquillée et avait enfilé sa combinaison chair. Elle n’entrerait pas avant trente bonnes minutes, sans compter l’entracte, et elle ne parvenait pas à se concentrer. Même affalée sur son divan, l’odeur entêtante des fleurs la poursuivait. Il fallait bien pourtant qu’elle puisse oublier un moment…

En désespoir de cause, elle se releva, mit une veste, et enfila ses demi-pointes. Quitte à se concentrer, elle le ferait à l’arrière-scène, puisqu’elle ne parvenait à rien dans cette loge ! Ce n’était pas la faute du Royal Opera pourtant…seulement ces fleurs, savoir Bora dans la salle, sans compter une certaine loge placée quelques mètres plus loin, l’ensemble lui donnait le tournis.

Stanislas était lui aussi dans les coulisses, et ne dit rien en la voyant approcher. Ce n’était pas la première fois qu’elle faisait ça. Lui allait entrer au premier tableau, le culte de la terre. Il avait autant le trac qu’elle, mais ils avaient appris à le dépasser pour ne plus penser qu’à la danse. Lui avait choisi un coin assez renfoncé, elle préféra s’installer en tailleur sur un banc.

- J’ai vu ton prof, commenta son partenaire quelques instants plus tard.

Il avait parlé sur un ton laconique, mais le cœur de Diana manqua un battement. Elle sentit aussitôt ses mains commencer à trembler, et se mordit la lèvre pour empêcher sa mâchoire de faire de même.

- Quand ? réussit-elle à demander d’une voix blanche.

- Il y a une dizaine de minutes. T’étais encore au maquillage.

- Il est où maintenant ?

- Encore dans le coin normalement. J’ai entendu qu’il était venu avec son école.

Si elle avait pu, Diana aurait frappé un grand coup dans le mur avant de s’enfuir. Il était là ! Il était dans les coulisses ! Et l’Institut était dans la salle ? Pourquoi est-ce que Stan lui en parlait maintenant ? S’il cherchait à la faire angoisser en vengeance de la nomination qu’elle lui avait malgré elle volée, c’était réussi. Mais il avait dû digérer depuis deux mois ! Ce n’était même pas impossible qu’on le nomme en septembre ! Il savait très bien que ce n’était qu’une question de temps.

Tout comme pour elle, ce n’était l’affaire que de quelques minutes avant qu’elle n’ait à croiser son regard froid et dur.

Ils demeurèrent silencieux quelques instants. Diana sentait pourtant les questions se bousculer sous son crâne, et ce fut elle qui craqua.

- Il compte rester là longtemps ? demanda-t-elle.

- Tu veux dire toute la soirée ? Je ne crois pas. Il m’a salué et a dit qu’il verrait le Sacre depuis la salle.

Donc il remonterait à l’entracte. Avec un peu de chance, il ne repasserait pas par les coulisses, ou il y ferait trop sombre. Il ne la verrait pas, et elle non plus.

C’était encore avoir trop d’espoir, songea Diana en se massant les tempes. Elle n’allait pas pouvoir jouer au chat et à la souris bien longtemps. Si Meldornov était là pour la représentation, il se montrerait sûrement à la réception qui suivrait.

- T’as peur de lui ou quoi ?

- Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

- T’es tétanisée dès qu’on en parle. Il m’a paru potable quand je l’ai vu.

- C’est compliqué.

Potable ! Evidemment qu’il savait l’être, ce n’était pas un ours à chaque heure de la journée. Diana était même sûre qu’Anna l’aurait trouvé charmant. Charmant. Beurk. Ses ex- avaient bien dû un jour lui trouver quelque chose, mais il valait mieux pour elle qu’Anna ne croise pas la route du danseur. C’était peut-être aussi mieux pour lui.

Leur coin retomba dans le silence ; on n’entendait plus que les accords de l’orchestre et le martèlement des chaussons. L’Art de la barre touchait à sa fin. D’ici cinq minutes au plus, le public applaudirait, les danseurs salueraient, les lumières reviendraient, et le danger serait momentanément écarté.

Il s’avéra que Diana ne pouvait pas se concentrer là non plus. Elle regrettait de ne pas avoir pris son portable. Bora lui avait dit un peu plus tôt qu’il serait dans la salle, et elle pouvait voir aussi clair que de l’eau de roche qu’il lui enverrait des messages à l’entracte. Communiquer avec lui aurait pourtant été une distraction bienvenue, mais Diana était maintenant trop terrorisée pour oser retourner à sa loge. Faute de pouvoir toucher sa bague, elle se rabattit sur l’élastique de ses demi-pointes, et jouait à le faire claquer sur son pied.

Dieu que c’était long…pourquoi le temps passait-il aussi lentement ?

Le bruit des chaussons revint plus fort. Sans lever les yeux, Diana pouvait savoir que l’entracte avait commencé. Les filles de la barre allaient vite se changer pour le Sacre. Nouveau costume, nouvelle coiffure. Plus de chignon, une queue de cheval. Seule Diana avait sa crinière entièrement dénouée.

Le premier tableau se mettrait en place dans dix minutes. D’autres danseurs les rejoignaient peu à peu, s’asseyant par terre. Ils l’ignoraient royalement. Avant un ballet, chacun vivait pour son propre compte…

Elle ne comprit pas ce qui la poussait à lever la tête. Peut-être était-ce son instinct de survie, en tous cas elle le fit. Elle le fit, et son sang se glaça aussitôt. Une quinzaine de mètres plus loin, plongé dans une profonde conversation avec le professeur qui les accompagnait, il était là.

            Il lui tournait le dos, mais elle le reconnaissait parfaitement. Six ans à l’Institut lui avaient appris à identifier cette silhouette, mais elle ne savait pas pour autant prévoir ses réactions. S’il la voyait, il pouvait autant se montrer froid mais civil que jeter aux oreilles de tous la honte de sa défection. Elle ne pouvait même pas s’enfuir : ce serait donner raison à Stan. Le mieux qu’elle put faire fut de se tasser dans l’ombre, profondément, tout contre le mur, et croiser les doigts pour qu’il ne se retourne pas.

- Premier tableau dans cinq minutes !

D’autres filles étaient venues. Comme elles, Diana s’absorba dans le réchauffement de ses muscles et quelques étirements. Le Sacre n’était pas l’œuvre demandant le plus de souplesse, mais il serait bête de se blesser pour autant.

L’autre avantage était qu’avec un peu de chance, s’il se retournait, Meldornov n’y regarderait pas de trop près et ne l’identifierait pas.

- Trois minutes !

Stanislas se leva pour rejoindre les bords de scène. Meldornov commençait à montrer des signes de départ. Il continuait à discuter, serrait des mains, mais il était impatient.

Courage ma vieille.

- Deux minutes !

Un groupe de personnes passa, mais l’instant d’après elle le vit. Bien indépendamment de sa volonté, alors que la vue se dégageait, il se retourna et elle croisa son regard. Il était impénétrable. Diana sentit aussitôt sa bouche s’assécher, et ses mains agrippèrent ses mollets pour éviter de trembler. Elle avait à nouveau envie de vomir. Meldornov inclina la tête avec déférence, sans s’approcher. Diana ne pouvait toujours pas deviner ce à quoi il pensait. Un frisson lui parcourut l’échine lorsqu’elle l’entendit annoncer de sa voix grave qu’il retournait dans les balcons.

Puis il disparut. L’orchestre entama les premières mesures.

Publié dans La Fille aux oiseaux

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